Incipit
« Tu vois que je ne suis pas morte. Il y avait un grand arbre ; il s’était battu contre le Feu, et il avait perdu. Il était couché par terre, et le Feu avait laissé des abeilles rouges qui le mangeaient. Je me suis approchée…
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« Tu vois que je ne suis pas morte. Il y avait un grand arbre ; il s’était battu contre le Feu, et il avait perdu. Il était couché par terre, et le Feu avait laissé des abeilles rouges qui le mangeaient. Je me suis approchée…parce que c’était joli, et que ça sentait bon. Je me suis assise et j’ai écouté. Le Feu chantait sous l’écorce qui frémissait. Ce n’était pas triste, tu sais ; j’ai entendu le battement de la terre et le souffle du vent. Je voulais rester là jusqu’à ce qu’il s’endorme tout à fait ; je voulais voir son âme rejoindre les étoiles auprès de nos pères et de nos mères. Crois-tu que les arbres scintillent aussi dans le ciel de nuit quand ils meurent ? »
Les yeux de cet enfant brillent d’un éclat qui ne peut se tarir. Je la regarde comme on regarde le bourgeon qui s’étire sur la branche ; attentif à sa fragilité, je suis ému et fier du fruit qui se révèle peu à peu.
J’ai peur aussi.
La nuit dernière, un cri a déchiré le silence de notre sommeil, Nâha n’était plus là et sa mère hurlait sa douleur en serrant ses autres enfants contre elle. Le Feu avait quitté le foyer ; il bondissait sur les buissons de fleurs jaunes qui le poussaient vers la forêt. Je me suis précipité hors du camp pour chercher Nâha. L’ondoyant serpent enlaçait les troncs pour les dévorer. La nuit devenait jour, les herbes frissonnaient des sueurs animales et la rivière reflétait le sang du ciel. Les fumées râpeuses galopaient autour de moi et s’insinuaient dans ma gorge. Je ne pouvais plus courir et mes yeux se fermaient sur mes larmes brûlantes.
« Dis-moi si les âmes des arbres endormis rejoignent les étoiles ! » insiste Nâha.
— Oui, et celles des chats sauvages, des loutres et des poissons sauteurs.
— Et celles des abeilles rouges ?
— Le Feu n’a pas d’âme ! Affirmé-je, le Feu n’a pas d’âme ! »
Nâha me regarde sans bouger ; ses yeux sombres ressemblent à deux petites baies mures que la curiosité a soulignées de lumière. Elle sait que le Feu a été apprivoisé par nos ancêtres, et qu’il surgit des colères de la Terre ou des fureurs du ciel.
Cette nuit, elle l’a entendu crisser et s’épandre. Telle la jeune gazelle inconsciente du danger, elle l’a suivi au-delà des limites du camp, dans la forêt. Insolent, le Feu dansait entre les arbres, sa langue affamée se délectant de leurs feuillages. Puis, enjambant le ruisseau où les roseaux se penchent, il a ralenti sa course de ce côté-ci, dans la grande clairière. L’herbe mouillée a jugulé son ardeur et son appétit. C’est là que j’ai retrouvé Nâha ; elle était assise sur un tertre noirci qui formait une large cicatrice au milieu de la prairie, l’arbre centenaire gisant à ses pieds. Elle avait désobéi, s’était mise en danger ; mais elle n’était pas effrayée, sa soif de connaissance était plus forte que la crainte de la punition. Et moi, j’avais eu si peur que je n’avais plus envie de la punir.
« Le Feu n’a pas d’âme lorsqu’il déchire le ciel et s’abat sur l’arbre pour le fendre de son dard ! Il est indomptable et féroce, tu ne dois pas l’approcher, expliqué-je à mon enfant.
— Alors est-ce qu’il a une âme lorsqu’il naît de ta main, qu’il attendrit notre viande et réchauffe nos corps ?
— Tu poses trop de questions ! Et tu as mis le clan en danger ! »
L’enfant baisse les yeux, respectueuse. Nous marchons côte à côte en silence le long de la rivière qui a retrouvé sa couleur. L’air porte encore les ondulations lancinantes des fumées qui cisèlent les nuages. Nâha lève la tête, elle s’émerveille des formes qu’elles leur donnent. Je sais que d’autres questions s’agitent sur le bord de ses lèvres, mais elle ne dit rien.
Hier, en rentrant au camp, ses frères sont venus à notre rencontre et nous ont entourés de leurs cris joyeux. Ils voulaient toucher son visage, ses mains, ses épaules pour s’assurer que leur sœur était bien revenue. Elle a ri de les voir si heureux. Ensemble, ils ont retrouvé le sommeil insouciant au creux de la chaleur maternelle. Je ne pouvais pas fermer les yeux ; les autres hommes du clan m’ont rejoint. Silencieux, unissant nos pensées, nous nous sommes assis pour veiller la forêt qui, là-bas, était toujours captive.
Au matin, le ciel s’est assombri, mêlant les souvenirs de la nuit à ses nuages épais. Des larmes ont troué l’opacité du jour ; elles se sont mises à couler, de plus en plus intenses au-dessus des cimes brûlées, menant un combat acharné contre les flammes insatiables. En bas, le ruisseau glissait et enflait entre les racines fureteuses, la pluie irisant sa surface de petits cercles de cristal. Enfin, le Feu s’est apaisé, les dernières volutes de fumées se sont évanouies dans le jour nouveau.
Nâha me regarde du coin de l’œil, elle sait que la colère fourmille sous ma peau et que le souvenir de cette nuit de terreur ne s’est pas dissipé. Elle attend patiemment le moment qui trahira ma soumission à sa douce curiosité. Cette enfant m’étonne de jour en jour. Lorsqu’elle est venue au monde, elle n’a pas crié comme ses frères ; ouvrant ses grands yeux, elle a grimacé de douleur quand le souffle de vie a failli l’oublier, mais son petit corps bleui s’est réchauffé, et son visage s’est coloré d’un sourire ébahi. Dès lors, son regard n’a cessé de s’émerveiller devant la blancheur de la prairie qui l’a vue naître, le vol ample des oiseaux intrépides, les bourgeons juteux des fruits impatients et la corolle des jours qui se parent de couleurs chaque matin…
Nâha fronce son petit nez, le Feu a laissé son empreinte amère dans l’air. Je souris ; ma faiblesse devant sa moue involontaire est le signe qu’elle attendait.
« J’ai rêvé du Feu, me dit-elle enfin. Il était grand, bien plus grand que la forêt. Il touchait le ciel et brillait comme le soleil ; il s’est penché vers moi pour me parler.
— Et que t’a-t-il dit ?
— Il s’est souvenu de moi, il m’a dit qu’il m’avait vue dans la clairière et qu’il n’avait pas voulu me faire de mal. Je lui ai demandé pourquoi il avait fait mal à la forêt.
— Et que t’a-t-il répondu ?
— Il m’a dit qu’il aimait sa liberté, qu’il ne pouvait pas refouler sa nature et qu’il ne serait jamais apprivoisé. Il m’a dit encore que nous devions apprendre à le connaître mieux, et surtout à le respecter. Alors, il pourrait être notre ami.
— Les animaux sont mes amis car je comprends leurs rythmes. La rivière est mon amie car je comprends ses courants. Mais le Feu reste obscur, même s’il brille comme le soleil !
— Ce n’était que mon rêve, tu sais, murmure Nâha. »
La douceur de son regard d’enfant apaise mon animosité. Les songes sont des instants suspendus qui croisent les univers du jour et de la nuit. Ils naissent de la sève profonde de la Terre-mère qui palpite de sagesse et se mêlent aux sources vitales du Ciel-père. Aujourd’hui, nous écoutons la Terre et le Ciel. En sera-t-il toujours ainsi ?
*
Le temps a passé. Les cycles de lune ont empourpré les feuillages amaigris, puis ont blanchi la clairière qui crissait sous nos pas. Plus longues que les jours, les nuits nous aveuglaient, rendant nos chasses peu fructueuses. Les esprits de la forêt s’étaient assoupis et, avec eux, les bruissements bienveillants des animaux. Nos réserves de nourriture se creusaient tout autant que nos ventres. Les rires des enfants se taisaient tout autant que le chant de la rivière étranglée dans un silence vaporeux. L’hiver a cueilli des corps épuisés, tels des fruits mûrs qui n’avaient plus la force de se maintenir sur leurs branches de vie. Mais d’autres graines ont germé sous les peaux tendues de nos femmes, promesses d’une nouvelle saison heureuse et fière. Chaque jour, les hommes du camp ont maintenu le Feu au foyer, mais j’étais toujours en colère et me tenait loin de lui, à l’affût de son esprit aventureux et destructeur.
Enfin, la douceur de l’air a caressé la rivière, la libérant de son écrin gelé.
Les rayons du soleil reflètent ses pétales dorés dans le courant désinvolte ; les cristaux de glace se détachent des berges pour se mêler au liquide vital. Des essaims d’oiseaux tourbillonnent dans le ciel, tels des vents délicats annonçant leur retour par vagues irisées.
Mes fils ont attendu le réveil de la nature avec l’impatience de la jeunesse ; ils sont en âge d’aller chasser et bientôt nous partirons ensemble. Nâha a grandi ; son corps s’est paré de nouvelles courbes qu’elle regarde avec fierté mais qu’elle dissimule aux yeux des autres. Elle voudrait nous suivre, mais elle est encore trop jeune, il lui faudra attendre quelques cycles de lune.
« Je serai aussi forte que toi, s’amuse Nâha en brandissant un long bâton en guise d’arme affutée.
— Il faudra savoir écouter le frisson des fougères et l’odeur du vent dans les feuilles, lui dis-je pour l’éprouver.
— Je saurai, car tu m’apprendras.
— Il faudra savoir te cacher et ramper dans les herbes, plus silencieuse qu’une fourmi.
— Je le sais déjà !
— Et savoir respecter les âmes des animaux qui nous offrent leurs chairs comme celles des chasseurs que les animaux prendront. »
Nâha baisse les yeux et se tait. Elle a appris très tôt que la nature est dure et intransigeante autant que bienveillante et généreuse ; elle est l’équilibre qui régit la vie, qui la donne et peut la reprendre. J’observe cette enfant que cette même nature m’a donné, ce bourgeon délicat qui a éclos il y a plusieurs cycles de lune et qui bouleverse mon cœur.
Peut-être ressent-elle mon trouble à présent alors qu’un sourire transperce la dureté de mes derniers mots.
« Je suis retournée dans la forêt, m’avoue Nâha.
— La forêt est morte, le Feu l’a tuée, que voulais-tu faire ? Demandé-je, étonné par son audace à contrer à nouveau les règles du camp.
— Je voulais savoir.
— Que voulais-tu savoir que je ne pouvais t’apprendre ? »
Ses yeux brillent d’un nouvel éclat et, malgré la colère qu’elle perçoit dans ma voix, les mots se pressent à ses lèvres et se répandent à mes oreilles, sincères, purs :
« J’ai retrouvé le grand arbre que les abeilles rouges ont mangé ; ses cicatrices bourgeonnent et son tronc noirci se pare de petites pousses tendres. Tout autour, l’humus frissonne et la terre s’anime d’un bruissement de vie qui cherche son chemin sous la cendre. L’air est doux et parfumé. Tu sais, comme les chats sauvages, les loutres et les poissons sauteurs, la rivière et les arbres, comme toi et moi, je crois bien que le Feu, lui aussi, a une âme. »
©Dominique Guenin-22/10/2023
en 4e place du Concours