Bruits

Une Nouvelle un peu fantasque

          Pavé lassé des efforts continuels de la vie, chaussée débordant des sensations déferlantes des diurnes et nocturnes chevauchées mécaniques, réverbères échauffés par les discordes des fêtards inassouvis au petit matin. Lune sur le départ et aurore sur le retour… Ombres surréalistes délaissant les murs autochtones pour rejoindre le flux majeur du grand oubli matinal jusqu’au crépuscule lointain… Le jour est en effervescence au fond de son bocal en suspension, prêt à gicler à l’extérieur. Mais il doit patienter, ralentir son ardeur, et apparaître lentement, lentement comme un bateau sans ailes à la dérive… L’antre sombre de la nuit s’est enfin dissipée laissant transpirer les noirceurs des résignations matérielles quotidiennes… paisible ville … 

             Je suis là, lové dans ce moule industriel, rien ne devrait m’atteindre dans cette immense coquille sans faille, et pourtant je sens ma vie qui bascule : le bruit… le bruit est là…je l’ai entendu… Je marche d’un pas décidé… Je presse l’allure. Dois-je oser me retourner ? Non, mieux vaut courir, plus vite encore. Ne pas perdre un instant en suppositions stériles. Il faut aller le plus vite possible, voici la seule vérité… celle que je choisis de suivre. Prendre ses jambes à son cou dit-on… quelle étrange vision ! A-t-on déjà vu un quidam courir avec les jambes autour de son cou ? Métaphore insensée, ironie du verbe… Je continue de frôler le bitume, tant la vitesse m’emporte. Quelle puissance musculaire dois-je développer pour soutenir la gageure ! 

          Je viens de dépasser l’échoppe de mon ami Mathieu. « Tiens, pensais-je, il est déjà ouvert à cette heure ? » Une forme semblant humaine s’esquisse au travers du rideau de la devanture. Mathieu me voit passer… « Avec la rapidité de l’éclair » doit-il penser. Je vais redresser un peu la tête pour paraître encore plus alerte. Cela doit le changer de son footing dominical dans le Parc des Fauvettes…Trop tard, je ne suis déjà plus qu’un bref souvenir dans son esprit embrumé d’un lever précoce, un flash sans conséquence dans le sempiternel déroulement de sa journée. Je continue à folles enjambées dans les rectilignes allées de cette ville familière. Les badauds courageux de l’aube me dévisagent. Ceux-ci m’irritent un peu car je ne les connais pas. De quel droit rient-ils en me regardant passer, eux qui ne savent rien de moi ? Je fuis… et alors, qu’est-ce que cela peut bien leur faire ? Qu’ils continuent à croire que j’ai raté mon autobus ou que je fuis le mari de ma maîtresse si cela les amuse et peut les extraire de leur sordide condition de pantins téléguidés, mais qu’ils projettent leur scabreux regard malhonnête dans une autre direction ! S’ils savaient… ils courraient peut être plus vite que moi.

          Plus vite… est-ce possible ? Je ne sens plus mes pieds. Mes mocassins n’ont plus l’allure reluisante de leur première jeunesse mais je dois avouer qu’ils résistent efficacement aux impacts imprimés sans relâche sur l’asphalte. Mais tout a une fin… même des mocassins lancés à vive allure dans des rues tantôt goudronnées tantôt pavées lorsqu’elles ne sont pas tout simplement « en travaux » ! Ma tête ? J’essaie de ne pas y penser. Bien sûr, ne pas penser serait bien pratique pour courir. Ainsi, je me sentirais plus léger, dégagé des obligations du « cogito ergo sum » qui me clouent à ma vérité ici bas. Tout au moins dois-je faire des efforts pour ne pas la faire bouger en regardant inutilement vers l’est ou vers l’ouest, qui ne m’accordent pas plus de crédit que le sud qui est derrière moi. Oui, je file vers le nord, ce n’est pas un choix, mais une nécessité, comme ne pas bouger ma tête est une nécessité aérodynamique : je suis en recherche de vitesse. Habituellement, on est plutôt à la recherche de la perfection humaine : le « qu’en dira-t-on » est le propre de l’esprit des bipèdes rieurs, d’une grande majorité d’ailleurs, comme du mien je l’avoue. Mais aujourd’hui je ne m’en soucie plus, je fuis quelque chose qui me poursuit, et cette activité à laquelle je ne peux me soustraire, m’aura au moins conduit à une réflexion qui bouscule mes idées reçues : le « qu’en dira-t-on » n’est qu’un abrutissement de plus… La valeur humaine se mesure bien au-delà des apparences, car celles-ci sont trop souvent trompeuses. Je me fiche du « qu’en dira-t-on » à présent, qu’importe la façon dont je cours, que mes bras aient un balancement efficacement imprimé et adéquat à ma structure célère dans l’espace, seule ma philosophie empirique sur les causes de mon action a un sens…

            Tiens, il se met à pleuvoir. En d’autres circonstances, j’aurais crié mon désaccord à ces nuages bas, j’aurais souhaité que ces molécules aqueuses stoppent nette leur croisière aventurière sur mes épaules et mon crâne, orphelins d’imperméable ciré, mais il faut reconnaître qu’aujourd’hui, mon corps en sueur y trouve un inattendu réconfort. Les éclaboussures que font mes chaussures n’ont bien sûr rien à voir avec les déferlantes de nos compagnes à capotes qui passent à ma hauteur, néanmoins je me surprends à sourire de ce jeu puérile, et dans ma course effrénée, un petit air musical me revient en mémoire « I’m singing in the rain… » Oh, que cela n’est pas bien raisonnable ! Me voici, courant à perdre haleine, trempé jusqu’aux os, chantant dans ma tête alors qu’elle ne devrait penser à rien pour rester aérodynamique, me frayant un chemin au travers d’une cohorte menaçante de parapluies sans vision, fuyant un bruit sans me retourner. De quoi ai-je l’air ? Le « qu’en dira-t-on » peut être obsolète, mais tout de même… Une petite fille dans sa poussette s’est mise à pleurer. Je dois lui faire peur avec mon allure. Si je lui souris, sans doute comprendra-t-elle que je suis un « gentil »… trop tard, je suis déjà loin. Quelle fatalité : je vais devoir continuer à vivre, conscient de ne pas avoir été à la hauteur avec ce petit être humain innocent… Tout cela parce que je ne cours pas sérieusement… je me disperse trop…

           Alors, finies les diversions… Je file à présent, la tête droite, vide et sourde à toute sorte de propagande extérieure et perturbatrice, le menton relevé… sauvons les apparences … Voilà j’y suis, rythme et vélocité. Mon allure a repris bonne figure il me semble, ma vérité me saute aux yeux : aller le plus vite possible. Suis-je parvenu aux limites de mes possibilités physiques ? J’essaie, motivant sans relâche mes adducteurs, j’essaie encore… mais il semble que mes membres inférieurs ne peuvent être stimulés davantage. Au collège, je détestais les courses de vitesse… « tu peux mieux faire, donne-toi la peine » disait mon professeur d’éducation physique. Aujourd’hui je reconnais qu’il avait raison… Interminable ville… « Ô Temps, suspens ta course… ». Ma pensée s’infléchit et se concentre sur un cadran… c’est pour bientôt, me dis-je…Le dernier bistrot, la dernière station d’autobus, le dernier îlot de maisons… et la campagne s’ouvre devant moi…

            La pluie s’est arrêtée et j’essaie d’ignorer l’ignoble crampe – ma seule compagnie – qui se déchaîne dans mon flanc gauche. Je tente d’imprimer à ma respiration une régularité synchrone afin de ne pas m’asphyxier. Introspection de rigueur… Je suis un équilibriste sur un fil invisible. L’horizon du lendemain a disparu ce matin et le temps qui passe ne parvient à me soustraire à ma contrainte obsessionnelle : aller plus vite, courir sans me retourner, m’éloigner de ce bruit qui envahit tel un essaim purulent, mes entrailles faillibles. Un bouillonnement cellulaire désordonné a remplacé mes passives habitudes établies. A cet instant, plus rien en moi ne ressemble à l’être immuable que j’étais ce matin en me levant. Absurde réalité … Un bruit, capable de renverser une conscience toute entière…

                Une voix semble m’appeler à quelques mètres de moi. Depuis combien de temps ? Je ne peux le dire, trop occupé à regarder en moi…Je suis surpris de sa clarté, tant la vitesse que je développe me semble inaccessible. Mais la voix se rapproche inexorablement. A la sonorité, elle doit provenir d’un être humain du genre masculin… petit et d’un certain âge, elle a une connotation grave et chaude relativement sympathique, fluide et posée, cet homme n’est pas un badaud ordinaire, il m’a l’air cultivé. Venu de nulle part, peut-être court-il pour la même raison que moi après tout. Mais je ne dois pas ralentir, je dois suivre ma ligne de conduite sans déroger, sinon je courrai… à ma perte. Il me semble plus sage d’attendre que ce monsieur me rejoigne, son pas semble si alerte, il se rapproche… il est là, tout prêt. Parvenu à ma hauteur, rythmant ses pas sur les miens, il me demande « -Après quoi courrez-vous mon cher Monsieur ? » Je lui rétorque qu’il devrait plutôt me demander avant quoi je cours. « -Bien, reprit-il, alors avant quoi courrez-vous ? »« Un bruit, un bruit me poursuit… ». « Je vois, répond-il, quel genre de bruit ? » « Un bruit de couloir, dis-je simplement» « Fort bien Monsieur, mais avec tous ces bruits on ne sait plus à quel sens se vouer. Dites-moi lequel ? » reprend-il. Etonné qu’il s’intéresse ainsi à mon sort et qu’il ne se préoccupe pas du sien, je me hasarde à lui répondre tout en pensant qu’il devait être au courant : « Celui qui promet la fin du monde vers 17 h 30 ce soir ! » Il se met à rire, mais je n’ose pas le regarder en face, il est à ma gauche, et moi… toujours aérodynamique. Je n’ai nulle idée de son visage mais son rire est agréable, sans doute son faciès ressemble-t-il à son ramage, mais je ne peux me soustraire aux engagements que j’ai pris avec moi-même ce matin, je reste intègre et rapide. Lorsqu’il cesse de rire, il prononce ces mots : « C’est un bruit qui court mon cher Monsieur, tout comme vous, et vous pouvez vous arrêter, laissez-le vous passer au-dessus de la tête et vous dépasser. Il ne sera plus qu’un bruit sourd, et qui dit sourd dit muet, un bruit sans fondement en quelque sorte. » 

          Je dois réfléchir un peu, quel est cet inconnu dont les mots, d’instinct, trahissent mon désir secret ?… Surpris, je n’ose y croire, mais j’avoue à présent vouloir tendre vers cette idée… depuis le début de l’après-midi déjà… Un bruit qui me dépasse, je ne vais pas en être vexé pour autant… Mes pas ralentissent à cadence régulière, un arrêt trop brutal risquant de créer des lésions musculaires irréparables. Et puis, l’élan que j’ai acquis depuis l’aurore ne peut se réduire en un subit claquement de doigt. L’homme a stoppé sa course depuis un bon moment, il n’a pas le même parcours que moi dans les jambes. Déjà il ne peut plus me voir, je file encore à vive allure, bien qu’imperceptiblement je sais bien que ma décélération est amorcée. Il doit se demander là-bas si j’ai bien compris le sens de ses paroles.

          Enfin, ma course prend fin au bout du jour, l’aura du soleil se dissipant déjà par-delà les collines enflammées. Autour de moi, des arbres majestueux me regardent devenir immobile. Leurs sombres faîtes aux allures de fantômes inquiétants livrent à ma solitude une étrange sensation de plus en plus palpable : leurs bruits, bruissements épais et frissonnants, bruissements bruyants et assourdissants. Pas de couloir ici-bas, pas de bruit qui court, pas de bruit sourd, mais un bruit pesant, présent, pensant, s’amplifiant à souhait et se répandant. L’orfèvre crépusculaire cisèle mes craintes d’un minutieux enchevêtrement feutré de doute et de fatalité. La ville paisible était un refuge, la forêt est une bouche béante où les bruits se confondent et se condensent en un sulfureux tourbillon…

          Du haut des lointaines cimes feuillues, jusqu’aux racines dissimulées sous mes mocassins ajourés, l’effarante vérité se tient là, face à moi, derrière moi, autour de moi… en moi : Ai-je eu raison de fuir un bruit qui court ce matin ?

©Dominique GUENIN – 17 août 2006

Cet article a 4 commentaires

  1. Evelyne LEGAYE

    juste un mot waouh

    1. Dominique Guenin

      J’ai une petite préférence pour cette Nouvelle.
      Je l’ai écrite au départ pour un Concours. Mais elle n’a hélas pas été retenue.

  2. Evelyne LEGAYE

    c’est dommage , elle et superbe

    1. Dominique Guenin

      La concurrence est rude que veux-tu….

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